
Chiffre d’affaires en baisse et perte nette au premier semestre de l’exercice fiscal 2026, activité partielle à l’usine de Bernin (Isère)… Le spécialiste des matériaux pour les semi-conducteurs Soitec traverse une crise inédite. Pour L’Usine Nouvelle, Steve Babureck, vice-président exécutif en charge de la stratégie, revient sur les raisons de ces difficultés et les pistes de rebond.
L’Usine Nouvelle – Jeudi dernier, vous avez annoncé un chiffre d’affaires en baisse de 29 % et une perte nette de 67 millions d’euros pour le premier semestre de votre exercice fiscal 2026. Comment expliquez-vous ces mauvais résultats ?
Steve Babureck – Nous subissons d’abord les effets d’une correction d’inventaire sur notre gamme de produits RF-SOI [un substrat optimisé pour la radiofréquence dans les smartphones et appareils sans fil, NDRL]. Bien que les ventes mondiales de smartphone connaissent une légère hausse, grâce à la pénétration de la 5G, nous ne profitons pas de cette croissance, car les stocks des substrats RF-SOI chez nos clients sont encore trop élevés. L’autre point faible, c’est l’automobile. Ce marché est atone et décevant. Et là aussi, les niveaux d’inventaire chez nos clients directs, qui sont les fondeurs et les fabricants de systèmes électroniques, sont trop élevés. Mais il y a aussi des bonnes nouvelles : notre substrat POI (Piezoelectric-on-Insulator), introduit il y a cinq ans pour pénétrer le marché des filtres des téléphones portables, croit de 20% en moyenne par an. Et Soitec est bien positionné sur l’IA, où nous avons à cœur d’étendre notre activité avec les produits existants.
Votre directeur général Pierre Barnabé a annoncé son départ pour mars 2026, alors que Soitec a déjà vu trois cadres dirigeants partir en 2023, puis sa directrice financière en 2025. Existe-t-il une crise de gouvernance, qui aurait empêché la direction de bien anticiper les effets des surstocks, comme le pensent certains syndicalistes chez vous ?
Soitec ne connait pas de crise de gouvernance. Pierre Barnabé a annoncé en septembre son départ, mais il partira quasiment à la fin de son mandat. C’est justifié pour raisons personnelles et le processus de succession est en route. Les relations entre le conseil d’administration et la direction sont très bonnes. Nous avons mis en place une nouvelle organisation orientée produits, avec notamment un département “Product Group”, qui met l’accent sur nos cinq gammes de produits. Nous n’avons pas de problème de gouvernance, seulement des corrections d’inventaires à traiter.
Cette situation vous a poussé à mettre en place du chômage partiel sur votre site de production à Bernin, près de Grenoble (Isère). Cette mesure va-t-il suffire ou envisagez-vous de recourir en plus à des départs volontaires ?
Pour le moment, nous avons négocié une activité partielle qui court jusqu’au mois de juin 2026. C’est ce qui a été calibré pour faire face aux difficultés. Notre bilan financier reste sain, avec une marge d’Ebitda résiliente au premier trimestre, à 34%.
Vous donnez des explications conjoncturelles à vos difficultés. Mais en quatre ans, Soitec a vu sa valorisation boursière passer de 8 milliards à 863 millions d’euros. Comment expliquer cette chute vertigineuse ?
Sur les fondamentaux, Soitec reste très solide. Nous sommes une société d’innovation, avec des dépenses de R&D bien calibrées. Sur notre produit phare, le silicium sur isolant (SOI), notre leadership est incontesté, avec 70 à 80% de parts de marché. Nous sortons de nouveaux produits qui fonctionnent bien, comme le POI. Et sur le plan industriel, notre empreinte est solide. Mais le Covid et la pénurie de puces qui a suivi ont créé une demande artificielle pour les semi-conducteurs, à laquelle ont succédé deux années de baisse sur le marché des smartphones. Tout cela a pesé sur notre chiffre d’affaires.
Nous devons aussi reconnaître que certain de nos produits n’ont pas fonctionné comme attendu. Sur le carbure de silicium (SiC) par exemple, à la demande de Volkswagen et avec le CEA-Leti, nous avons développé une nouvelle technologie, baptisée SmartSiC, qui permette une production plus simple et moins coûteuse. Fin 2022, nous avons signé avec STMicroelectronics un gros contrat d’industrialisation pour en accélérer la pénétration dans les voitures électriques. Sauf qu’en parallèle, les Chinois ont massivement investi dans le SiC pour prendre le leadership sur le véhicule électrique, avec une politique agressive sur les coûts. Le prix du SiC chinois a été divisé par quatre en trois ans. Résultat : SmartSiC n’a pas trouvé sa place dans le marché de masse du véhicule électrique et nous n’avons pas réalisé le chiffre d’affaires de 200 millions d’euros que nous avions budgété pour l’année 2025/2026. C’est pourquoi nous travaillons à donner un nouveau souffle à cette technologie en la repositionnant dans les systèmes d’alimentation électrique (PSU) des datacenters.
Justement, vous avez annoncé mardi 25 novembre la signature d’un partenariat avec la société américaine Diodes autour du SmartSiC. Quel est l’enjeu ?
Avec l’IA, les datacenters affichent des puissances électriques de plus en plus fortes, ce qui change leur alimentation électrique. L’électricité leur arrive désormais en courant continu à haute tension, ce qui augmente le besoin en diodes capables d’accepter une telle puissance. C’est là que le carbure de silicium est intéressant. Le partenariat avec Diodes, qui est le sixième constructeur mondial de diodes, doit nous permettre de valider l’usage de notre matériau pour les diodes dans l’industrie des datacenters. C’est une étape très importante pour nous.
Le segment « cloud et IA » représente 24% de vos ventes, alors qu’il tire très fortement la croissance dans les semi-conducteurs. Pourquoi n’arrivez-vous pas à peser davantage sur ce marché?
Historiquement, Soitec est une société de mobile. Pendant longtemps, notre produit phare, le RF-SOI, a présenté 80% de notre chiffre d’affaires. Nous avons aussi beaucoup travaillé sur le Power-SOI pour l’automobile, un substrat dédié à la gestion de l’énergie dans les véhicules électriques et les systèmes avancés d’aide à la conduite. Autrement dit : nous sortons d’une longue exposition dans l’analogique, avec la radiofréquence pour les smartphones et la puissance pour l’automobile. Or se repositionner sur des produits liés à l’IA ne se fait pas du jour au lendemain. Mais aujourd’hui, nous avons une boîte à outil fabuleuse pour se réajuster. Au-delà des produits, le succès repose aussi sur l’intégration dans l’écosystème. Cela a été notre force dans le mobile, en étant intégrés des fondeurs jusqu’aux constructeurs et en étant présents en Chine. Aujourd’hui, nous devons être davantage intégrés avec les Gafam dans l’IA. Or une grande partie de leurs activités se font aux Etats-Unis. D’où ma relocalisation récente à Boston, avec la mobilisation d’une équipe pour mieux travailler dans l’écosystème.
Que faites-vous dans l’IA et comment comptez-vous vous développer sur ce marché ?
L’IA porte une partie du business de Soitec de deux façons. Au niveau infrastructures, nous sommes positionnés sur la photonique sur silicium pour les interconnexions optiques dans les datacenters. Dans ce domaine, les substrats utilisés par les fondeurs tels que TSMC et GlobalFoundries reposent sur notre technologie. Pour ce marché, les perspectives de croissance sont de 20 à 30% dans les prochaines années. Par ailleurs, notre technologie FD-SOI, qui réduit la consommation énergétique dans les smartphones et adoptée par Samsung il y a plus de dix ans, s’avère être un excellent couteau suisse pour l’IA embarquée. Elle va pouvoir aller partout où on veut mettre de l’intelligence : dans les smartphones, l’automobile, mais aussi les biens de consommation, comme les caméras de surveillance, les drones et les lunettes connectées. Plus en amont, nous travaillons sur les interconnexions optiques entre processeurs, qu’il s’agisse de CPU, GPU, puces analogiques et mémoires… Globalement, dans nos incubateurs de nouveaux produits, il n’y a pas un segment de l’IA sur lequel nous ne travaillons pas encore. Dans les placards, nous avons tout ce qu’il faut pour pénétrer davantage ce marché.
Hormis l’IA, quelles sont vos pistes de rebond et quand l’attendez-vous ?
Une fois les stocks revenus à un niveau acceptable, nous sommes convaincus que la demande pour notre technologie RF-SOI destinée aux smartphones va repartir. Nous nous attendons aussi à un retournement conjoncturel sur l’automobile, un marché sur lequel nous allons en plus adresser de nouveaux produits, notamment pour l’IA embarquée. Pour l’instant, il est trop tôt pour mettre un chiffre sur 2026, mais il est évident que la correction d’inventaire va se poursuivre. Nous n’attendons de reprise franche avant 2027.
Propos recueillis par Marion Garreau


