Un homme vulnérable meurt en direct, transformé en bête de foire. En toile de fond : une plateforme florissante, Kick, où l’argent coule à flots et la morale s’efface.
Jean Pormanove, 46 ans, handicapé mental, meurt en direct sur Kick, une plateforme de streaming réputée pour ses rémunérations record. Derrière le scandale, une mécanique bien huilée : des streamers quittent Twitch ou YouTube pour rejoindre Kick, attirés par un partage des revenus imbattable et une liberté de contenu quasi totale. Soutenue par des fonds liés aux jeux d’argent, Kick prospère en accueillant les contenus que d’autres plateformes rejettent. L’affaire Pormanove révèle l’impensable : la souffrance humaine y devient spectacle, monnayée à coups de donations en temps réel. Dans un écosystème où tout se vend, même la violence, la frontière entre liberté numérique et barbarie moderne s’efface. Une civilisation se reflète dans ses écrans. Et ce qu’on y voit fait froid dans le dos.
Le jour où la souffrance est devenue un live
La vidéo tourne encore. Floue, tremblante, filmée depuis un appartement, elle montre une pièce sombre, sans fenêtres, où un homme dort sous une couette sale. Rien ne bouge. À l’écran, les spectateurs s’impatientent : les dons s’accumulent, les messages s’enchaînent. Certains crient pour le réveiller, d’autres demandent des « animations ». Mais Jean Pormanove, alias Raphaël Graven, 46 ans, déficient mental et habitué de ces lives cruels, ne réagit pas. Il est mort.
Son décès en direct sur la plateforme Kick a provoqué une onde de choc. Il a aussi révélé ce que beaucoup refusaient encore de voir : le streaming n’est plus simplement un divertissement. C’est un marché. Et parfois, un marché de la cruauté.
Twitch, Kick, TikTok dégoulinent de ce genre de contenu. Sur TikTok, payer pour tirer sur des personnes avec un fusil à bille ; faire tomber un autre dans une piscine ou obliger un streamer à ranger des verres ou des balles que des internautes s’amusent à faire tomber à coup de cadeaux.
Sur Twitch, plateforme où ZATAZ propose une émission dédié à la cyber, se côtoient du bon, comme du trés mauvais, comme ces jeunes femmes déshabillées juste ce qu’il faut pour ne pas être banni. Ca attire les « j’aime », les « cœurs » et les « dons/abonnements ».
Sur Youtube, les copies de youtubeurs s’enchainent, affichant les mêmes contenus, concepts, Etc. La pub coco, la pub !
Et c’est ici qu’apparait la guerre des « paiements ».
Depuis plusieurs mois, Jean Pormanove était devenu la proie de deux streamers influents, connus sous les pseudonymes de « Naruto » et « Safine ». Leur contenu était simple : humilier, frapper, ridiculiser Jean, en direct. Les vidéos montrent des scènes insoutenables. Jean, enchaîné. Jean, aspergé de peinture. Jean, insulté, frappé. Chaque cri provoquait des éclats de rire, chaque gifle attirait des donations. Ces jeunes hommes avaient compris le système : plus ils poussaient les limites, plus ça payait.
Ce n’était plus un live. C’était une arène.
Comment Kick a changé la donne du streaming
Pour comprendre comment de telles dérives ont pu se produire, il faut comprendre ce qu’est Kick. Créée en 2022, la plateforme a été fondée par Ed Craven et Bijan Tehrani, également fondateurs de Stake, un géant du casino en ligne. Le lien n’est pas anodin : Stake cherchait un nouvel écosystème pour faire circuler ses flux financiers et contourner les restrictions de Twitch, qui avait banni le contenu lié aux jeux d’argent.
Kick se positionne vite comme l’anti-Twitch : là où Twitch retient 50 % des revenus d’un streamer, Kick n’en garde que 5 %. Résultat : des créateurs stars comme xQc (qui aurait signé pour 100 millions de dollars, soit environ 94 millions d’euros), Amouranth, Hikaru Nakamura, Adin Ross ou encore Destiny quittent Twitch pour rejoindre Kick. Le message est clair : ici, vous êtes libres, et mieux payés.
Mais cette liberté a un prix.
Sur Kick, la modération est quasi inexistante. Peu de filtres, peu d’interdits. Certains y voient un Eldorado de la création ; d’autres, un terrain vague numérique où toutes les transgressions sont possibles. Rapidement, des streamers bannis ailleurs pour propos haineux, contenus à caractère sexuel ou jeux d’argent s’y installent. La plateforme devient un exutoire où la provocation paie plus que le talent.
Et ce que révèle la mort de Jean Pormanove, c’est que cette logique ne s’arrête pas à la parole. Elle s’étend au corps, à la souffrance, à l’exploitation pure et simple.
Le renseignement du vide : le cyber comme miroir civilisationnel
Le streaming est devenu bien plus qu’un loisir ou un métier. C’est un dispositif de renseignement social, au sens anthropologique du terme. Ce que nous regardons, ce que nous finançons, ce que nous applaudissons en dit long sur notre époque. Et les plateformes comme Kick, TikTok, Likee, plus que les autres, ont poussé à leur paroxysme les logiques d’économie de l’attention.
Chaque minute en ligne devient un marché : de l’émotion, du clash, du choc. Les spectateurs ne sont plus passifs. Ils interagissent, financent, influencent le contenu. Dans le cas de Jean, certains payaient littéralement pour qu’on le frappe ou qu’on l’humilie. La torture devient participative.
Dans un tel système, l’humain disparaît. Il est remplacé par un rôle, une fonction. Jean n’est plus un homme vulnérable, mais une mascotte du malaise. Le voyeurisme numérique remplace la solidarité. La logique algorithmique efface la morale. Et ceux qui pourraient agir, modérateurs, développeurs, hébergeurs, restent silencieux, couverts par l’opacité technique et la déresponsabilisation juridique.
Ce n’est plus seulement une affaire de streaming. C’est une affaire civilisationnelle. Ce n’est pas nouveau, le film « Le prix du danger » de 1983 de Yves Boisset (lisez le livre de Robert Sheckley) tirait la sonnette d’alarme. Plus – spectacle -, le film « Running Man » avec Arnold Schwarzenegger. Un film dystopique inspiré d’une œuvre de Stephen King transposant l’arène en studio télévisé… et Squid Game de Netflix. De la science fiction dépassée par les steameurs !
Film | Concept principal |
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Le Prix du danger | Chasse à l’homme télévisée dans un futur proche |
The Running Man | Émission mortelle d’un régime totalitaire |
Series 7 | Jeu télévisé satirique où les participants s’entretuent |
Live! | Roulette russe en télévision, un candidat tire jusqu’à la mort |
Funhouse | Réality show fatal, éliminations sanglantes en direct |
Slashers | Show de chasse à mort ultra violent |
A Million | Survivre sur une île déserte pour une récompense |
As the Gods Will | Jeux mortels revisitant l’enfance |
Squid Game | Série emblématique de jeux mortels coréens |
Liar Game | Manipulation psychologique extrême |
Peut-on encore freiner cette descente aux enfers ?
La mort de Jean Pormanove a provoqué un électrochoc. Le parquet de Nice a ouvert une enquête pour déterminer les causes exactes du décès. La ministre du Numérique, Clara Chappaz, a saisi l’Arcom et Pharos. Des signalements ont été effectués. Mais au fond, tout cela ressemble à un pansement posé sur une plaie béante.
Le vrai problème est plus vaste : l’absence de limites dans les plateformes numériques.
Twitch, longtemps critiqué pour ses règles floues, a tenté ces dernières années de réguler son espace. Mais en perdant ses créateurs stars, il a aussi perdu de son influence. Kick, au contraire, séduit par son absence de règles, son ultra-libéralisme numérique. Et tant que l’argent coulera, les dérives continueront.
Une alternative serait une forme de souveraineté numérique : exiger que les plateformes opérant en Europe respectent des règles strictes en matière de contenu, de protection des personnes vulnérables, de transparence algorithmique. Aujourd’hui, Kick opère hors sol, hébergée à Chypre, sans réelle contrainte.
Mais plus profondément, il faudrait rééduquer le regard. Apprendre à nos enfants que tout ne se consomme pas. Que la souffrance humaine n’est pas un contenu. Que l’écran n’efface pas la morale. Mais quand vous croisez des parents de trés jeunes enfants leur refiler un smartphone pour avoir la paix « familiale » au restaurant, par exemple, autant pisser dans un violon sans corde et espérer en sortir le Concerto pour violon en ré mineur de Sibelus !
L’affaire Jean Pormanove est un point de bascule ? Elle ne concerne pas seulement un homme humilié à mort devant des milliers de spectateurs. Elle interroge notre modèle numérique. Peut-on créer des espaces libres sans en faire des zones de non-droit ? Peut-on valoriser la création sans monnayer la destruction ?
Ce qui s’est passé sur Kick est à la fois marginal et révélateur. Marginal, car tout le monde ne stream pas de la violence. Révélateur, car ce sont les mêmes logiques qui s’appliquent partout : l’algorithme privilégie ce qui choque. Le public finance ce qui provoque. Et la morale s’efface derrière le gain.
La question n’est pas de savoir si on peut empêcher les dérives.
Mais si nous aurons encore assez de lucidité pour reconnaître que nous en sommes les complices silencieux. Voilà, je voulais vous écrire que je n’étais pas heureux de l’Internet que vous nous avez fabriqué, de cet Internet que je côtoie depuis plus de 30 ans, mais ça, je le sais, vous vous en foutez !