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Restrictions chinoises, économie de guerre… le tungstène, ce métal critique indispensable à l’industrie qui flambe en silence

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Lu il y a 11 minutes



Les prix du tungstène ont presque triplé en un an. Face aux tensions d’approvisionnement qui entourent ce métal très dur, majoritairement produit en Chine et indispensable dans l’industrie manufacturière et dans la défense, la recherche de sources d’approvisionnements alternatives s’accélère.

Ultra résistant à la chaleur et à l’usure, très dense, relativement abordable… Dans la grande famille des métaux critiques, le tungstène se démarque par son poids géopolitique. Très majoritairement issu de Chine – responsable de 82% de la production minière en 2024, selon les services géologiques américains (USGS) – le métal relativement méconnu est partout.

Il sert, entre autres, à produire des munitions perforantes anti-blindage, des boucliers anti-radiations, des pâles de turbines. Sous forme de carbure, on le retrouve, surtout, dans la large famille des outils de coupe et des pièces d’usure… des moules d’emboutissage aux billes de stylos ! D’où une inquiétude générale face à la flambée des prix.

Difficultés de production en Chine

Où en est-on ? Début décembre, les 10 kilos de tungstène sous forme de paratungstate (l’unité de compte usuelle, dite APT mtu) se vendaient en moyenne 800 dollars, chiffre Fastmarkets. La même quantité s’achetait pour environ 500 billets verts en août, et moins de 350 dollars en février. Il y a cinq ans, les cours ne dépassaient pas les 250 dollars ! Les cours continuent de grimper puisque, le 18 décembre, un kilo d’APT vaut désormais 90 dollars, chiffre le fournisseur de données asiatique SMM. 5 dollars de plus qu’une semaine plus tôt. Et bien plus que le dernier pic du marché, en 2011, quand les cours s’étaient rapprochés des 60 dollars…

La production minière et le raffinage en Chine – qui font l’objet de quotas depuis 2024 et d’une supervision environnementale de plus en plus stricte – sont insuffisants, explique SMM en soulignant que les prix domestiques sont aujourd’hui plus élevés qu’en Europe. «Les prix du concentré de tungstène ont récemment augmenté rapidement, avec une pénurie notable sur le marché qui rend difficile le réapprovisionnement des stocks pour les entreprises en aval», note SMM, en pointant que les quotas miniers s’épuisent avec la fin de l’année et que plusieurs producteurs d’APT entrent en phase de maintenance. La baisse des teneurs des gisements est aussi en cause.

De l’avis général, l’explosion des cours semble là pour durer. Au-delà des dynamiques de production, le renforcement du contrôle des exportations par Pékin sur divers produits de tungstène (dont l’APT et les oxydes) – soumises à l’obtention de permis des autorités chinoises depuis début février – exerce une pression. En dehors de Chine, la disponibilité est limitée et les craintes s’accroissent. Les Etats-Unis, qui cherchent à se défaire de la mainmise de la Chine sur les métaux critiques, prévoient par ailleurs de se passer de tungstène chinois, russe et nord-coréen dès 2027 dans la défense… Or, après le Vietnam, deuxième producteur mondial, ces deux pays sont dans le peloton de tête des producteur de minerai de tungstène.

Augmentation des prix des outils-coupants

Ce combat géopolitique se ressent dans les usines, notamment par le biais des outils en carbure de tungstène. Ces derniers, dont la dureté et la résistance à l’abrasion se rapproche du diamant, servent à usiner, découper ou déformer la matière (dans les centres d’usinage et les presses, mais aussi les engins d’excavation minière ou de forage pétrolier). Ils captent 65% du tungstène produit dans le monde, devant les alliages métalliques, chiffre l’association internationale du tungstène (ITIA).

«Tout dépend de la typologie du produit, mais l’augmentation des prix de nos produits finaux cette année peut varier entre 5 et 50%. Nous faisons un travail commercial pour les répercuter», souffle Benjamin Jullière, gérant de la PME familiale Evatec qui compte quatre sites (dont le plus grand est au Creusot) et 90 employés en France. Le carburier français, seul dans l’Hexagone à mélanger lui-même des poudres pour fabriquer ses alliages et produire des outils de coupe et des pièces d’usures à la destination de divers marchés (dont la mécanique lourde, l’aéronautique et le nucléaire), juge la logistique «très tendue».

La dynamique est similaire du côté du métal et des alliages. «La part de la matière dans nos produits est très conséquente. L’augmentation des cours par un facteur deux a un impact significatif et nous devons réactualiser nos prix de vente régulièrement», témoigne, sans souhaiter être identifié, un industriel de cette chaîne de valeur, comptant notamment des clients dans la défense.

Inquiétudes sur la défense

Consommateur modeste de tungstène, avec environ 8% du marché, ce secteur est au centre des attentions. C’est lui qui est officiellement ciblé par Pékin, alors que le métal ultra-dur entre dans la composition de munitions diverses (pointes perforantes, alliages), de boucliers antiradiations et de fuselage et moteurs d’avions.

Les grands noms français du secteur, contactés par L’Usine Nouvelle, n’ont pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Feuilleter leur catalogue récent suffit cependant à constater la criticité du sujet. Le système RapidFire, présenté en juin par KNDS et Thales, vante par exemple sa nouvelle munition anti aérienne “airbust”, qui explose à proximité des menaces aériennes – des drones aux missiles – en libérant un nuage de sous-projectiles en tungstène. On retrouve aussi ce métal sous forme de petites billes au sein de la tête du missile sol-air Mistral, de MBDA, où dans l’obus-flèche anti-char Shard, de KNDS, pour ses propriétés pénétrantes. Et dans les alliages de nombreux chars et avions.

«Les quantités sont peu importantes, donc le prix n’est pas le principal sujet, sauf dans certaines industries comme les munitions… Mais les industriels de la défense n’ont pas réellement pris conscience que leurs chaînes d’approvisionnements sont très vulnérables», commente un bon observateur du secteur. Si les exportations depuis la Chine ont repris, leur quasi-interruption entre février et juin dernier (face aux démarches administratives suite des annonces de Pékin) aurait diminué les stocks, alors même que l’industrie de la défense monte en puissance, continue cette source pour qui «le risque, si la Chine arrête d’exporter, est que l’offre ne soit plus du tout disponible, comme lors de la crise des terres rares au printemps dernier».

Almonty ouvre une mine en Corée du Sud

Or, l’Europe dispose de peu de capacités. Le tungstène se recycle bien, comme le fait par exemple le champion allemand des poudres H.C. Starck (racheté par le japonais Mitsubishi Materials en 2024). Et quelques petites mines existent en Autriche, en Espagne et au Portugal… Mais pas de quoi satisfaire les besoins. En aval, la production de l’intermédiaire paratungstate d’amonium (APT), est elle aussi ultra-dominée par la Chine, bien que l’autrichien Wolfram Bergbau-und Hütten (filiale du suédois Sandvik, grand producteur mondial d’outils en carbure) sache en fabriquer. Au niveau de l’étape d’après, la fabrication de poudres, la France ne compte qu’une usine : celle d’Umicore Specialty Powders (ex. Eurotungstène), à Grenoble (Isère)…

Face à la crise, des projets hors de Chine progressent, notamment pour répondre à la demande des Etats-Unis. En Corée du Sud, le canadien Almonty (qui opère une mine au Portugal) a annoncé avoir sorti de terre, le 16 décembre, le premier minerai à destination commerciale de la mine qu’il développe à Yeongwol. Le gisement, exploité jusqu’en 1994 avant de fermer face à la concurrence chinoise, pourrait propulser le pays du matin calme au rang de deuxième fournisseur mondial de tungstène, estime Almonty. Plus proche de la France, l’exploitation de deux grands gisements, celui de Tungsten West en Angleterre et celui d’Abenojar Tungsten en Espagne, avance. Mais les deux projets, labellisés comme stratégiques par la Commission européenne, ont besoin d’importants financements pour commencer les travaux.

L’Hexagone, enfin, n’est pas dénué de ressources. Mais les perspectives sont incertaines. L’exploitation du gisement le mieux connu, celui de l’emblématique mine de Salau (exploitée entre 1971 et 1986 et qui contient aussi de l’or), dans les Pyrénées ariégoises, fait face à d’importantes contestations locales en raison de la présence potentielle d’amiante. Surtout, elle est empêtrée dans un imbroglio juridique. Aujourd’hui, deux permis de recherches concurrents sont en cours d’instruction par l’Etat, l’un déposé par la société Néométal en juin 2024, et l’autre par Coforgia en juillet 2025. Problème : le 24 novembre dernier, le Conseil d’Etat est revenu sur l’annulation par la justice française d’un précédent permis sur la zone, propriété de la société australienne Apollo Minerals, mais désormais caduc. Une situation juridique complexe, alors que le regain d’intérêt pour le tungstène suscite les appétits.



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