
Dans une chaîne de valeur, chaque maillon compte. Mais les relations
commerciales entre fournisseurs et clients ne sont pas un long fleuve tranquille, en particulier dans certains secteurs industriels comme l’auto et l’aéro. Innovation,
souveraineté, décarbonation pourraient changer la donne.
«On ne peut pas dire que la relation PME-grands groupes soit le point fort de l’économie française», considère Philippe Mutricy, le directeur des études de Bpifrance. Les retards de paiement, dont le coût pour la trésorerie des PME et des ETI est évalué à 15 milliards d’euros en 2024 selon l’Observatoire des délais de paiement, se sont par ailleurs emballés en fin d’année 2024 et leur allongement se poursuit en 2025. Ils ont dépassé 14 jours au premier semestre selon le cabinet Altares, un niveau proche de ce qui avait été constaté pendant la crise sanitaire, contre environ sept jours en Allemagne. Même dans l’aéronautique, où neuf entreprises sur dix indiquent avoir de bonnes relations avec leurs clients, selon un rapport de Bercy publié à l’été, près de 80% des fournisseurs observent quand même des pratiques non coopératives comme des retards de paiement. De façon plus globale, seulement 45% des entreprises françaises ont payé leurs fournisseurs sans retard au deuxième trimestre 2025.
Côté acheteurs, le ressenti n’est pas non plus très encourageant. Selon l’étude 2025 du Conseil national des achats (CNA), l’association professionnelle des acheteurs, et d’AgileBuyer, près de 80 % des départements achats estiment subir des relations qui leur sont défavorables avec certains fournisseurs. Le service de médiation de Bercy enregistre une hausse des demandes. «Ça monte depuis le début de l’année. Notre activité a bondi de 5 à 10 % par rapport à l’an passé», indique Pierre Pelouzet, le médiateur des entreprises.
Pour autant, sur le fond, la relation fournisseur évolue dans un sens plus positif, les entreprises ayant pris conscience des interdépendances et de la nécessité de consolider leur chaîne de valeur.
De son côté, la puissance publique s’est mobilisée après la crise financière de 2007-2008, en créant en 2010 la Médiation des entreprises, puis en lançant dans la foulée, en lien avec le privé, une charte et un label sur les achats responsables. «Jusqu’en 2017, j’entendais des acheteurs me dire que leur objectif exclusif était de réduire les coûts. Ce discours a quasiment disparu aujourd’hui. La logique de rentabilité de la génération d’acheteurs précédente a cédé la place à une culture où l’on raisonne sur le court, moyen et long terme, notamment sous l’influence de la RSE», raconte François Perret, le directeur général de l’association Pacte PME. «À une époque, on formait à la négociation construite autour d’un rapport de force : il ne fallait pas parler trop tôt de ses volumes, obtenir rapidement un prix… Cela existe toujours, mais aujourd’hui, on donne aussi les moyens à l’acheteur d’établir une relation fournisseur bien plus complète», abonde Jean-Luc Baras, le directeur des achats d’Eiffage et président du CNA.
Le Covid a rebattu les cartes
La réduction des coûts n’en demeure pas moins l’objectif premier pour près de 80% des départements achats en 2025. Mais la vision d’une relation fournisseur limitée à l’exécution contractuelle est moins en vogue. Dans une thèse récente, la chercheuse en sciences de gestion Chloé Zanardi retrace l’évolution des relations entre les grands groupes et les PME de la défense. Grâce à leurs capacités d’innovation et à l’impulsion de l’État, ces dernières ne se contentent plus de fournir des boulons, par exemple, mais s’inscrivent dans une logique plus horizontale de «coopétition» avec leur donneur d’ordres. La tendance s’est accélérée à partir de 2010 mais a ses limites. Les PME spécialistes de briques technologiques utilisées par un grand groupe peuvent très vite se retrouver en mauvaise posture, surtout quand les ingénieurs de ce dernier veulent avoir la mainmise sur l’innovation.
Pour beaucoup d’entreprises, la crise du Covid a servi de déclencheur à cette évolution. «Les fournisseurs de l’entreprise où je travaillais à l’époque ont choisi de nous prioriser par rapport à d’autres, car notre relation ne reposait pas uniquement sur des critères de performance. J’espère que les entreprises qui ont eu plus de difficultés ont pu tirer des enseignements durables de cette expérience», déclare Marylène Lombardi, la directrice des achats du spécialiste des installations électriques pour les bâtiments résidentiels Hager. Dans ce groupe, elle a d’ailleurs mené une transformation pour passer d’un modèle centré sur la performance à un modèle plus partenarial.
Avec leurs fournisseurs les plus importants ou les plus stratégiques, les grands donneurs d’ordres échangent désormais sur la décarbonation, l’innovation ou encore la diversité. Cela passe souvent par des dispositifs d’accompagnement spécifiques, à l’instar du Club fournisseurs RSE d’EDF. Présent au capital de nombreuses entreprises industrielles, l’État actionnaire prône une politique d’achats responsables et a également lancé son club avec les directeurs achats des sociétés de son portefeuille. Chez Eiffage, une plateforme numérique baptisée BlueOn a été créée pour inciter les fournisseurs à produire des données précises sur l’empreinte carbone de leurs produits. Les modèles d’économie circulaire transforment aussi la relation fournisseur en offrant par exemple davantage de visibilité. En début d’année, SNCF Réseau a annoncé un contrat de 1 milliard d’euros au profit de Saarstahl Rail à Hayange (Moselle). D’une durée de six ans, ce contrat prévoir la livraison à la SNCF de 170 000 tonnes de rails par an, en partie constitués d’acier recyclé issu de vieux rails retirés par la SNCF.
Un schéma précis et des relations riches entre les parties sont un levier d’amélioration. «Il faut mettre en place une gouvernance structurée, avec des réunions régulières et une implication claire des bonnes personnes et fonctions», précise Marylène Lombardi. Son entreprise, Hager, travaille aussi à numériser ses processus achats. «Excel montre rapidement ses limites dès que l’on travaille avec un grand nombre de fournisseurs», indique-t-elle. Numériser la relation fournisseur, par exemple avec les logiciels qui permettent aux fournisseurs de suivre leur facture en cours de traitement par une grande entreprise, peut améliorer cette dernière.
Des progrès à faire dans l’auto et l’agro
«Une bonne relation fournisseur est une relation de plus en plus numérique. Tout ce qui n’est pas digitalisé implique des temps de réponse trop longs», estime Jean-Luc Baras. L’obligation pour toutes les entreprises d’être en mesure de recevoir des factures électroniques à partir du 1er septembre 2026 et pour les PME d’en émettre un an plus tard devrait fluidifier les échanges administratifs. Pour le moment, certains retards de paiement s’expliquent par des vendeurs qui ne délivrent pas leur facture dès la livraison, contrairement à ce qui est prévu par la loi. Fonctionnement interne mal adapté à la réglementation, circuits de validation trop complexes, externalisation des circuits de paiement à l’étranger… La majorité des contrôles opérés par la puissance publique montre des défaillances dans les organisations comptables.
Certains secteurs apparaissent relativement réfractaires à l’évolution de cette relation. «Nous travaillons un peu avec l’automobile, mais c’est très dur», indique Pierre Pelouzet. Les équipementiers du secteur sont nombreux à estimer que l’esprit de filière n’existe pas vraiment, à cause de la pression sur les coûts. En 2023, Renault n’a pas hésité à lâcher son fournisseur Inteva Products. Stellantis a pour sa part la réputation d’être un mauvais payeur et n’a pas hésité à poursuivre en justice certains de ses fournisseurs aux États-Unis. L’agroalimentaire ne brille pas non plus dans ce domaine. «Parfois une PME doit signer des contrats de 100 pages. Le juridisme entraîne un climat de défiance», déclare Léonard Prunier, le président de la Feef, une fédération qui représente les PME et ETI qui fournit la grande distribution. Selon lui, ces entreprises «ne vendent pas au juste prix». Président de Pact’Alim, un lobby représentant 3000 entreprises alimentaires, Jérôme Foucault, juge aussi la situation difficile. Il affirme que les adhérents de Pact’Alim ont constaté une forte hausse des menaces de déréférencement lors de leurs négociations avec la grande distribution par rapport à il y a deux ans. «On bousille notre outil de transformation des filières agricoles françaises pour quelques centimes au consommateur», s’agace-t-il.
Si les fournisseurs ont des problèmes avec leur client, l’inverse est aussi vrai. En particulier pour les start-up industrielles qui peinent parfois à s’approvisionner. Les fournisseurs sont souvent peu nombreux à vouloir contractualiser avec elles en raison de leur modèle d’affaires risqué et ceux qui l’acceptent peuvent exiger le paiement immédiat d’une grosse partie du montant de la commande. Pour autant, on peut réenchanter la relation fournisseur avec des idées simples, comme le montrent certaines bonnes pratiques que L’Usine Nouvelle met régulièrement en lumière.


