Face à la menace russe, l’Europe veut bâtir un mur antidrones. Mais l’interception de ces engins oblige à mettre en œuvre une palette de technologies de pointe. Un défi inédit.
Pologne, Roumanie, Danemark, Allemagne, Belgique… Ces derniers mois, les apparitions de drones non identifiés se sont multipliées. Si leur identification reste en suspens, les regards de nombreux dirigeants politiques européens se tournent vers la Russie. Face à cette menace hybride, la Commission européenne promeut l’érection d’un « mur antidrones » («drone wall»), évoqué, en septembre dernier, par sa présidente, Ursula von der Leyen : une barrière capable d’empêcher les irruptions de ces appareils dans l’espace aérien, et ce sur les quelque 4 000 km de frontières entre la Russie et les pays d’Europe de l’Est.
Un défi technologique inédit, dans lequel s’engouffrent grands groupes, PME et start-up. Même si le calendrier et le financement de ce projet restent pour l’heure dans le flou. «Sera-t-on capable de mettre en œuvre un drone wall 100% efficace sur toute la longueur de la frontière entre l’UE et la Russie ? s’interroge un expert de la défense travaillant au sein d’une agence européenne. La réponse est non. Il s’agit d’un affichage politique, mais qui a le mérite de lancer l’Europe dans une course technologique rendue nécessaire.» Depuis cinq ans environ, l’usage des drones est devenu central dans certains confits, en particulier en Ukraine. «L’enjeu de ce drone wall, c’est son étendue géographique, qui suppose un empilement de moyens», résume le général Olivier Poncet, chef d’état-major du commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes. Des propos tenus lors d’un point presse organisé début septembre au ministère des Armées. «C’est réalisable, mais cela représente de nombreux défis», remarque-t-il.
Le premier enjeu : détecter les drones. Sachant qu’ils représentent une faune hétérogène, constituée tout à la fois de mini-engins et d’appareils de plusieurs mètres d’envergure. «Nous avons développé des capacités adaptées, telles que des radars longue portée, des caméras optiques, des drones de surveillance et, pour les plus petits drones, des censeurs goniométriques, mesurant la direction d’un émetteur», liste Thierry Bon, le directeur des systèmes de lutte antidrones chez Thales. Des moyens déjà déployés à plusieurs reprises, notamment lors des jeux Olympiques de Paris en 2024 : quelque 400 drones ont été détectés pendant l’événement. Des bases de données peuvent être mises à profit pour déterminer plus finement la nature d’un engin, via sa signature radar, la fréquence de rotation de ses hélices ou bien encore le spectre de ses émissions électromagnétiques.
«La multiplicité des drones nécessite différents moyens de détection et d’identification, résume Getter Oper, chargée de la stratégie et de la communication de la start-up estonienne DefSecIntel. La fusion multicapteurs améliore considérablement la probabilité de détection et réduit les fausses alertes par rapport aux solutions à capteur unique.» La jeune entreprise a déjà éprouvé son système, dénommé Eirshield, dans le cadre du projet Baltic drone wall. Lancé au printemps dernier par les pays Baltes, il pourrait préfigurer le mur anti drones de plus grande ampleur promu par la Commission européenne.
Une fois les informations collectées, reste à savoir comment les exploiter. «Aujourd’hui, en France, elles sont intégrées dans une chaîne de commandement et de contrôle, indique Thierry Bon. Cela nécessite notamment une concertation entre les autorités civiles et militaires.» Là encore, pour traiter ces données, l’intelligence artificielle est d’ores et déjà incontournable… et promet d’être la clé de voûte d’un futur «drone wall». Son rôle ? Fournir aux opérateurs la meilleure information, le plus rapidement possible. «Mais l’humain doit rester dans la boucle, insiste Thierry Bon. Il s’agit d’une aide à la décision, visant à réduire sa charge cognitive.» Un outil décisif également en cas d’attaque d’un essaim de drones…
Différents moyens de neutralisation
La menace confirmée vient le temps de l’action. Et vite. Mais abattre un drone génère-t-il davantage de risques que de le laisser voler ? Une question d’autant moins triviale s’il est équipé d’une charge explosive… D’où la nécessité d’une palette de solutions de neutralisation différentes. «Cela n’a pas de sens d’employer un missile de plusieurs millions d’euros pour un drone qui n’en vaut que quelques milliers», signale un industriel français. D’où la promotion par certains acteurs d’une réponse en adéquation avec les drones à bas coûts qui sont désormais légion : «Les Russes ont réduit le coût des attaques, maintenant, il faut réduire celui de la défense.»
Alta Ares Ce qui favorise l’usage de drones intercepteurs capables de fondre sur une cible, grâce à un système de guidage automatique. Une stratégie qui intéresse plusieurs dronistes, et notamment Origin Robotics, une jeune société lettone, qui participe, elle aussi, à l’actuel Baltic drone wall. «Nous avons développé un intercepteur autonome, dénommé Blaze, conçu pour neutraliser les drones à grande vitesse par impact cinétique ou par détonation contrôlée grâce à une ogive à fragmentation hautement explosive de 800 grammes», détaille Agris Kipurs, le PDG et cofondateur de la start-up. Le système détecte les drones grâce à l’IA et fonctionne de manière entièrement autonome, mais maintient une intervention humaine : les opérateurs autorisent l’interception, tandis que toutes les autres fonctions, comme la navigation, l’acquisition de cibles et le suivi, sont automatisées.
Sur ce créneau, une start-up française est à l’offensive : Alta Ares. Créée en janvier 2024 à Paris, elle a remporté en début d’année l’Innovation Challenge 2025 de l’Otan, en démontrant sa capacité à intercepter des drones Shahed. Au cœur de sa solution, un logiciel de détection et de guidage de drone intercepteur à base d’IA. «La charge cognitive est importante lors des missions d’interception et certains drones Shahed de nouvelle génération atteignent 500 km/h. L’assistance par IA devient donc une nécessité, considère Hadrien Canter, le PDG et fondateur de la jeune pousse. Aujourd’hui, notre solution embarquée équipe six modèles de drones intercepteurs en Ukraine.» Le dirigeant cherche à faire alliance avec d’autres acteurs européens pour lancer une production massive de drones intercepteurs équipés de la solution d’Alta Ares et générer un stock stratégique.
Une nécessaire interopérabilité
Autre option sur la table : le brouillage du signal de positionnement du drone, un moyen largement déployé dans certaines zones de conflits, qui n’est pas sans conséquence pour le trafic aérien. Durant les JO de Paris 2024, 90 engins ont été brouillés par le système de Thales. Le général Olivier Poncet met en avant l’efficacité prouvée du brouillage aéroporté, via l’usage d’un fusil brouilleur embarqué dans un hélicoptère Fennec : «Nous avons constaté la pertinence d’un tel dispositif pendant les JO et nous venons d’ailleurs de transférer cette capacité au Danemark pour renforcer leur défense antidrones.» Pour autant, son usage doit se faire avec doigté. «Un drone iranien Shahed brouillé avec 40 kg de charge explosive peut devenir incontrôlable», glisse un spécialiste des drones.
La boîte à outils antidrones pourrait aussi être garnie d’un dispositif émergent : l’arme à énergie dirigée, tel le laser. Un dispositif de pointe qui fait l’objet de travaux de recherche et de démonstrations dans plusieurs pays. «Les faisceaux laser et les ondes électromagnétiques peuvent griller à distance les circuits électroniques des drones», confirme Thierry Bon. Certes, la portée d’un tel équipement doit encore être améliorée, tout comme sa robustesse en cas de mauvaises conditions météorologiques, mais il semble bien parti pour intégrer le futur «drone wall». «L’optique est devenue tellement performante que l’on peut viser un point précis du drone, comme sa charge explosive», confirme le général Olivier Poncet. Pour que cette armada soit efficace, encore faut-il s’assurer de la bonne intégration de chaque élément. Autrement dit, s’ingénier à ce que les différents systèmes communiquent entre eux. «Il faut pour cela garantir un haut niveau d’interopérabilité entre les équipements, qui doivent répondre à des standards», relève Thierry Bon. Doit-on pour autant bâtir une barrière parfaitement homogène en matière de technologies ? «Non. Chaque pays pourrait se doter de son propre système, l’important étant que pour une même zone, le détecteur soit interopérable avec l’effecteur chargé de neutraliser le drone», estime un industriel.
Si le «drone wall» voit le jour, il devrait être le fruit d’une collaboration entre plusieurs entreprises, grands groupes, PME et start-up. Mais les acteurs privés ont bien conscience qu’il ne dépend pas que de leurs capacités de développement. «Le véritable défi aujourd’hui n’est pas la technologie, mais la rapidité avec laquelle les forces armées nationales vont être capables de la déployer», assène Agris Kipurs. La balle est dans le camp des dirigeants européens. #
Et pourquoi pas un maillage de sites sécurisés ?
Certains experts s’interrogent sur la pertinence d’un projet de «mur» antidrones, qui donnerait l’impression de la possibilité d’une infrastructure continue capable d’empêcher toute intrusion. Une barrière technologique supposant l’agglomération de milliers d’équipements. Une approche d’autant moins pertinente que des drones peuvent être lancés depuis des bateaux et des véhicules terrestres, s’affranchissant dès lors de la nécessité de traverser les frontières par les airs. Le premier cas a été illustré par le navire fantôme russe repéré au large de Saint-Nazaire, soupçonné d’avoir servi de base de lancement aux drones repérés au Danemark en septembre.
Le second cas, c’est l’Ukraine qui a prouvé, début juin, avec son opération «Toile d’araignée», la possibilité d’effectuer une attaque coordonnée de drones en profondeur, via un transit par camions. «On ne va pas refaire une ligne Maginot, il vaudrait mieux imaginer un maillage de sites protégés, clame Lucas Le Bell, le PDG et cofondateur de l’entreprise Cerbair située à Montrouge (Hauts-de-Seine), spécialisée dans les équipements antidrones. Les drones exigent une protection rapprochée du fait de la faible portée des outils de détection, c’est toute la difficulté.» En clair, les méthodes classiques de protection aérienne contre des avions et des missiles facilement détectables sont hors-jeu. La stratégie défensive devrait donc être revue de fond en comble… #


