
Budget, militarisation de l’espace, gestion de l’après-Ariane 6, accès autonome à la Lune… Réunis à Brême les 26 et 27 novembre, les pays membres de l’Agence spatiale européenne (ESA) doivent définir leurs priorités et les moyens financiers qu’ils sont prêts à mettre pour que l’Europe renforce sa compétitivité et sa souveraineté spatiale.
C’est un peu l’Eurovision du spatial. Tous les trois ans, les ministres en charge de l’espace des 23 pays membres de l’Agence spatiale européenne (ESA) se réunissent en conclave. L’édition 2025 de cette grand-messe ministérielle a lieu les 26 et 27 novembre à Brême en Allemagne. La précédente réunion, en 2023 à Séville (Espagne), avait permis d’assurer l’avenir d’Ariane 6 et de la fusée Vega C, de donner leur chance aux minilanceurs et d’établir un nouveau modèle de contractualisation avec les industriels du transport spatial basé sur l’achat de prestations plutôt que d’équipements.
«L’enjeu est de taille. C’est le moment où les investissements sont décidés pour plusieurs années. La prochaine opportunité ne se représentera qu’en 2028», souligne Josef Aschbacher, directeur général de l’ESA dans une vidéo publiée sur le site internet de l’agence afin de présenter les enjeux de cette conférence ministérielle.
Son objectif : maintenir l’Europe au rang de puissance spatiale et compter parmi les autres grands acteurs du domaine, les Etats-Unis, la Chine et la Russie tout en misant sur des coopérations intelligentes avec l’Inde et le Japon.
Il y a toutefois un écueil de taille. «Nous investissons nettement moins dans le spatial comparé aux Etats-Unis. L’Europe représente environ 10% des investissements réalisés dans le secteur spatial alors qu’elle pèse environ 20% de l’économie mondiale, voire plus», ne peut que constater le directeur général de l’ESA.
Selon le rapport Draghi sur la compétitivité européenne publié en 2024, les investissements européens dans ce domaine n’ont représenté que 15% à 20% des investissements américains durant les quarante dernières années. Les investissements chinois dans les technologies spatiales seront même bientôt supérieurs aux investissements européens, anticipe encore le rapport.
L’espace et la défense, désormais indissociables
«Cette asymétrie budgétaire menace de plus en plus l’autonomie de l’Europe, ainsi que sa capacité à s’affirmer en tant qu’acteur spatial de premier plan, déplore Paul Wohrer, chercheur à l’IFRI (Institut français des relations internationales) dans son rapport consacré au modèle spatial européen publié en mars dernier. De plus, les programmes spatiaux orientés vers la recherche et le développement (R&D) souffrent d’un manque de moyens et peinent à suivre le rythme des innovations américaines et chinoises».
Pas étonnant donc que le patron de l’ESA demande un effort d’investissement significatif à ses membres : il réclame un budget d’environ 22 milliards d’euros pour la période de 2026-2028, soit une augmentation de près de 30% par rapport à la période précédente.
Il faut dire que l’agence veut élargir son périmètre d’action pour répondre aux besoins de ses Etats membres. Situation géopolitique oblige, l’ESA veut prendre part à l’effort de défense des nations européennes. «La défense et l’espace sont indissociables. C’est le moment d’exploiter les capacités de l’ESA pour accroitre la sécurité et la résilience de nos pays et de nos populations», justifie Josef Aschbacher. A l’occasion du salon du Bourget en juin dernier, le dirigeant avait déjà indiqué à L’Usine Nouvelle qu’il fallait des financements suffisants pour mettre le spatial au service de la protection des Européens.
Depuis l’invasion russe en Ukraine en 2022, le recours à la constellation de satellites Starlink de SpaceX par les forces ukrainiennes, avait encore montré le rôle capital des infrastructures spatiales en cas de conflit majeur.
La militarisation de l’espace est devenue une réalité à part entière. Il faudra donc convaincre les pays européens de consacrer une partie de leurs investissements de défense spatiale à des programmes en coopération et pas uniquement à leurs programmes nationaux. Berlin a annoncé une enveloppe de plus de 35 milliards d’euros d’ici à 2030 pour sa défense spatiale, tandis que Paris a rendu public un investissement supplémentaire de 4,5 milliards d’euros dans le cadre de l’actualisation de la loi de programmation militaire à l’occasion de la présentation de nouvelle stratégie spatiale française.
Autre ambition à financer : l’exploration spatiale et en particulier l’accès autonome à la Lune. Clairement, l’ESA veut être plus qu’un partenaire du programme Artemis de la NASA. Le 20 novembre, son directeur de l’exploration humaine et robotique, Daniel Neuenschwander, a présenté depuis le centre des astronautes de Cologne, l’équipe industrielle 100% européenne sélectionnée pour concevoir et produire l’Argonaut, le futur module de descente lunaire européen, compatible avec Ariane 6. Cela signifie que l’Europe aura potentiellement un accès autonome à la surface lunaire, de bout en bout. Cela permet aux Etats européens d’être «à la table des négociations de la coopération internationale plutôt que d’être sur le menu », s’est félicité le dirigeant. Il attend toutefois de la conférence ministérielle un financement de l’ordre de 600 millions d’euros pour mener la première mission lunaire d’Argonaut en 2030.
Sur le vol habité, une décision repoussée à 2028
Pour mener à bien l’ensemble de ces programmes, il faut des lanceurs, l’accès autonome à l’espace restant la clé de voute de la stratégie spatiale européenne. Sans fusées, l’Europe serait tributaire des autres puissances spatiales pour lancer ses satellites. Elle en a eu un avant-goût après la mise à la retraite d’Ariane 5 alors qu’Ariane 6 n’était pas encore prête et que la petite fusée européenne Vega C était clouée au sol. L’ESA a dû alors faire appel à SpaceX pour lancer ses satellites !
La crise est désormais passée et Ariane 6 a réussi ses trois premières missions. L’Europe reste toutefois à la traine dans le domaine de la réutilisation face à ses concurrents américains. SpaceX maîtrise parfaitement la technologie tandis que Blue Origin, la société détenue par Jeff Bezos, a réussi pour la première fois le 13 novembre dernier à récupérer de manière spectaculaire le premier étage de son lanceur. Cette conférence ministérielle doit être l’occasion de définir une feuille de route européenne pour des lanceurs réutilisables et plus puissants tout en pariant sur la complémentarité apportée par les minilanceurs.
Dans le transport spatial, l’essai reste encore à transformer. À Séville en 2023, l’Europe avait déjà sélectionné deux industriels, Thales Alenia Space et la start-up The Exploration Company. S’ils réussissent à développer leurs navettes spatiales selon les performances demandées, l’agence devrait s’engager à leur acheter des prestations pour transporter des marchandises vers l’ISS et les futures stations internationales. Ces navettes spatiales doivent pouvoir à terme également transporter des astronautes.
Le vol habité ne sera toutefois pas un sujet de cette conférence ministérielle. L’agence spatiale européenne a déjà fait savoir qu’elle poursuivait ses études sur le développement de cette capacité et qu’elle prendrait une décision au plus tôt en 2028.


