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Bamako est sous pression, pas assiégée : la différence et pourquoi c’est important

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Lu il y a 11 minutes



Le Mali lutte depuis plus d’une décennie pour vaincre les « jihadistes » autour de Gao, Kidal et Ségou. Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM), lié à Al-Qaida, est considéré comme le groupe terroriste le plus cruel qui opère dans cette région, compte tenu de l’ampleur de ses attaques.

Les objectifs du groupe incluent l’imposition de son interprétation stricte de l’islam et de la charia. Récemment, il a fait monter la barre avec des attaques dans certaines zones du Mali. Cela a mis à rude épreuve les routes commerciales et l’approvisionnement en produits essentiels, notamment le carburant.

Par conséquent, certains médias ont fait part de leurs inquiétudes quant à l’aggravation de la crise sécuritaire dans le pays. Pourtant, en tant que chercheurs maliens, nous pensons que certaines de ces affirmations sont exagérées. Nous travaillons dans les domaines des études africaines, de l’anthropologie sociale, de l’histoire, de l’économie et du développement, et avons mené des travaux de terrain à Bamako au cours des six derniers mois. Notre point de vue s’appuie également sur nos recherches plus larges sur la dynamique des marchés urbains et la résilience sociale en Afrique de l’Ouest.

Nous soutenons que ce qui est rapporté ressemble plus à des suppositions fondées sur certaines conditions qu’à des conclusions solides étayées par des preuves.

Par exemple, la crise du carburant à Bamako a été interprétée comme la conséquence directe des activités terroristes. Un facteur contributif pourrait être la capacité institutionnelle et gouvernementale limitée à coordonner efficacement l’approvisionnement et le stockage de carburant et d’énergie du pays.

En effet, depuis septembre 2025, le Mali connaît une pénurie de carburant et une forte hausse des prix. Les efforts du gouvernement n’ont pas encore permis de maîtriser durablement la crise. Mais cela ne signifie pas nécessairement que la capitale soit assiégée.

Nos observations sur le terrain suggèrent une image différente. Bamako subit en effet une pression immense et les activités sont perturbées. Mais les marchés continuent de fonctionner et les gens font preuve d’une solidarité et d’une capacité d’adaptation remarquables dans leur vie quotidienne.

La distinction est importante, non pas pour minimiser la crise, mais pour la saisir avec la nuance, la complexité et la sensibilité empirique qu’exigent les réalités locales.

Au-delà du récit de l’effondrement

Présenter Bamako comme « bloquée » risque d’obscurcir ces réalités sociales complexes. Même si l’insécurité sur les principaux axes de transport est réelle, la ville reste fonctionnelle.

Les marchés continuent de fonctionner, quoique dans des conditions difficiles. Les écoles, bien que fermées par intermittence, ont rouvert après deux semaines de fermeture, et de nombreuses communautés urbaines mobilisent des formes locales de résilience. Les analyses externes les négligent trop souvent.

Appeler cette situation un « blocus », c’est confondre perturbation logistique et encerclement militaire. Un blocus impliquerait qu’aucune circulation de personnes ou de biens ne soit possible, ce qui n’est pas le cas. Ce à quoi nous assistons est à un asphyxie progressive des artères économiques de la ville, et non à un siège total.

Réalités quotidiennes : marchés et difficultés

Pour comprendre la crise actuelle autour de Bamako, il faut retracer son histoire. Comme l’explique l’anthropologue social émérite Georg Klute, les conflits dans la région saharo-sahélienne ont longtemps pris la forme de « petites guerres » asymétriques et nomades.

Il ne s’agissait pas de guerres totales mais d’affrontements mobiles et négociés, ancrés dans des stratégies d’autonomie et de survie dans des environnements marginaux. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui s’inscrit dans la continuité de cette tradition de contestation localisée.

La « petite guerre » asymétrique a évolué vers des insurrections hybrides mêlant modes de résistance historiques, griefs politiques des années 1990 et idéologie terroriste transnationale.

Cette trajectoire était déjà visible il y a plus de dix ans, lorsque le coup d’État de 2012 a été suivi de l’occupation du nord du Mali par des séparatistes touaregs et des groupes islamistes terroristes.

Autrefois célébré comme un modèle de démocratie, le Mali est entré dans un cycle prolongé de fragilité, marqué par des coups d’État militaires, une autorité fragmentée et une érosion de la confiance du public.

Alors que Bamako est confrontée à des pénuries et à une hausse des prix, l’épicentre des difficultés économiques se situe plus au nord et à l’est, dans les régions de Mopti, Kayes et Ségou. Des études récentes montrent comment les groupes armés se sont insérés dans la vie économique quotidienne, contrôlant les marchés, taxant les routes commerciales et régulant la mobilité.

À Mopti, les factions « djihadistes » ont établi des systèmes de gouvernance parallèles, collectant des taxes « zakat », appliquant leurs propres codes de justice et offrant une sécurité minimale en échange de leur respect.

À Ségou, les réseaux de transport sont fortement surveillés ; les agriculteurs et les commerçants sont souvent contraints de payer des taxes informelles pour déplacer les marchandises entre les villages. Ces mesures ont faussé les économies locales, réorienté les chaînes de valeur et imposé de nouvelles hiérarchies de contrôle.

Ce qui a commencé comme une insurrection localisée dans les périphéries nomades a maintenant atteint le cœur urbain de la vie politique et économique du Mali.

Pourtant, comme nous l’avons observé lors de notre récent travail de terrain au Grand Marché de Bamako, il ne s’agit pas d’une guerre menée uniquement avec des armes, c’est aussi une lutte pour la survie, la dignité et la souveraineté.

Résilience et solidarité

Au cours de nos récentes recherches sur le terrain sur la dynamique et les contestations des marchés urbains en Afrique de l’Ouest, nous avons pu constater à quel point la crise actuelle a remodelé la vie quotidienne à Bamako.

Au Grand Marché, cœur commercial de la ville, commerçants et consommateurs sont confrontés à des difficultés. La pénurie de carburant a perturbé la circulation des biens et des personnes, rendant les transports rares et coûteux.

Cette pénurie a déclenché une réaction en chaîne. Les prix des produits de base ont grimpé en flèche et les coupures d’électricité se sont multipliées, mettant à mal les entrepôts frigorifiques, les petites industries et les moyens de subsistance des ménages. Même si nous ne disposons pas de données officielles, nous avons observé que les travailleurs « non enregistrés » – qui constituent la majorité de la population active de Bamako – voient leurs sources de revenus s’effondrer.

Pourtant, la résilience et la solidarité restent frappantes. De nombreux commerçants continuent de parcourir de longues distances à pied pour atteindre le marché, souvent sans savoir si les clients viendront. Le samedi, lorsque le carburant devient un peu plus disponible, les zones de marché s’animent avec des foules de vendeurs et d’acheteurs.

Dans toute la ville, de longues files d’attente se forment devant les stations-service et les gens attendent patiemment, partageant de l’eau, des informations et de petits gestes de soutien.

Ce qui ressort de ces scènes est une remarquable atmosphère de mutualité, une volonté collective de perdurer et de s’adapter. Face à la pénurie, les habitants de Bamako réinventent leur quotidien grâce à la coopération, la persévérance et le sens de la communauté.

Dans ce contexte, la leçon est que l’escalade militaire ne peut pas résoudre ce qui a commencé comme une crise asymétrique et socialement ancrée. Comme le suggèrent nos observations sur le terrain et nos recherches à long terme, la négociation (enracinée dans les réalités locales et la compréhension historique) offre la seule voie durable à suivre.

Négociation, pas militarisation

Du point de vue du Grand Marché, la crise actuelle de Bamako n’est pas celle d’un effondrement imminent, mais d’un épuisement cumulatif. La résilience des populations ne peut indéfiniment compenser la paralysie de la gouvernance.

La crise malienne a démontré à maintes reprises les limites d’une réponse purement militaire. Le désespoir social et économique auquel nous assistons aujourd’hui renforce l’urgence d’un dialogue social et politique, non pas comme un signe de faiblesse, mais comme une reconnaissance pragmatique de la réalité.

La négociation doit aller au-delà de la logique binaire « État contre groupes armés ». Il doit inclure des chefs religieux, des acteurs du marché, des groupes de la société civile, des universitaires et des communautés locales.

Un tel processus sera difficile, surtout compte tenu de l’engagement en faveur de la laïcité (laïcité) dans le cadre constitutionnel du Mali. Pourtant, refuser le dialogue ne fait qu’approfondir l’isolement (politique, social et humanitaire).

Plutôt que de présenter la capitale du Mali comme une ville assiégée, nous devrions la reconnaître comme une ville aux prises avec une immense pression ; celui qui respire encore, résiste et s’adapte. La négociation, et non la militarisation, reste la seule voie crédible vers une paix durable à Bamako.

Écrit par Lamine Doumbia, Associé de Recherche – Dép. Histoire de l’Afrique/Institut d’études asiatiques et africaines, Université Humboldt de Berlin, et Mahamadou Bassirou Tangara, Enseignant et chercheur en économie du développement, Université des Sciences Sociales et de Gestion de Bamako.

Republié avec la permission de La conversation. L’article original peut être trouvé ici.



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