Les États-Unis s’attaquent frontalement à un réseau tentaculaire accusé de blanchiment d’argent à grande échelle au cœur de l’Asie du Sud-Est.
Le Trésor américain vient de frapper un grand coup en visant le conglomérat cambodgien Huione Group, qu’il accuse d’avoir blanchi des milliards de dollars issus d’escroqueries et de cyberfraudes soutenues par des États. Cette mesure inédite, si elle est adoptée, pourrait priver l’entreprise d’un accès crucial au système financier américain, isolant ainsi un acteur majeur d’un écosystème criminel florissant en Asie du Sud-Est. À travers cette offensive, les États-Unis cherchent à désarticuler des réseaux opaques où se mêlent blanchiment, cryptoactifs, et complicités étatiques, tout en lançant un avertissement clair aux intermédiaires qui facilitent ces pratiques. Une bataille qui dépasse les frontières, où les enjeux sont autant financiers que géopolitiques.
Le jeudi 1er mai 2025, le Financial Crimes Enforcement Network (FinCEN), bras armé du Trésor américain dans la lutte contre la criminalité financière, a publié un projet de réglementation visant le groupe Huione. La sanction, proposée en vertu de l’article 311 du Patriot Act, classe le conglomérat comme une « institution particulièrement préoccupante en matière de blanchiment d’argent ». Cette désignation, aux conséquences potentiellement dévastatrices, interdirait à toute institution financière américaine de traiter avec Huione, gelant de facto son accès au système bancaire en dollars et à ses contreparties internationales.
Selon le FinCEN, entre août 2021 et janvier 2025, Huione aurait blanchi au moins 4 milliards de dollars (environ 3,7 milliards d’euros) de fonds d’origine criminelle. Parmi ces montants, 37 millions de dollars (34,3 millions d’euros) proviendraient directement de cyber braquages nord-coréens, 36 millions de dollars (33,3 millions d’euros) d’escroqueries à l’investissement menées depuis l’Asie du Sud-Est, et près de 300 millions de dollars (278 millions d’euros) de diverses autres fraudes numériques.
Le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, a déclaré que cette mesure vise à « réduire la capacité de Huione à blanchir ses gains mal acquis« , affirmant que les États-Unis demeurent « déterminés à empêcher les cybercriminels de tirer profit de leurs activités« . Une déclaration de principe, certes, mais aussi un signal adressé à toute une chaîne de prestataires technologiques et financiers qui, souvent dans l’ombre, alimentent la prolifération des fraudes en ligne.
Le groupe Huione est un rouage essentiel de l’écosystème de la cyberfraude en Asie du Sud-Est
Qu’est ce que Huione ?
Le groupe Huione, bien que relativement méconnu du grand public occidental, est devenu en quelques années un acteur central de la sphère cybercriminelle régionale. Le rapport du FinCEN cite notamment plusieurs entités affiliées au conglomérat, telles que Huione Pay, un système de paiement électronique ; Huione Crypto, dédié à la gestion d’actifs virtuels ; et Haowang Guarantee, une plateforme en ligne permettant l’achat de services et produits illégaux, allant de faux documents à des logiciels de piratage. Souvenez-vous des « fermes » dont les « employés » étaient contraints de jouer, pour farmer des personnages revendus ensuite à prix d’or. Du farming sur des jeux comme WoW, Etc.
Mais c’est surtout le site Huione Guarantee, récemment pointé du doigt par un rapport de l’ONU, qui cristallise les inquiétudes. Présenté comme une plateforme de « mise en relation » entre acheteurs et fournisseurs, ce site fonctionne en réalité comme un guichet unique pour les groupes criminels, leur permettant de sécuriser des transactions anonymes. Selon plusieurs cabinets d’analyse spécialisés dans la blockchain, Huione Guarantee aurait traité environ 50 milliards de dollars (46,4 milliards d’euros) de transactions depuis 2021, souvent en cryptoactifs, renforçant l’opacité des flux financiers.
Le New York Times a, en mars dernier, publié une longue enquête sur le fonctionnement du groupe, mettant en lumière une architecture financière sophistiquée reposant sur une multitude de comptes, de sociétés écrans et de canaux numériques. Le tout orchestré depuis le Cambodge, mais avec des ramifications en Chine, au Laos, au Myanmar et même jusqu’à Dubaï. Selon les enquêteurs, Huione tire notamment profit de la faible réglementation locale et de la corruption pour asseoir son empire. En 2022, ZATAZ vous parlait de ces camps d’esclaves dédiés uniquement aux fraudes numérique.
Huione aurait blanchi 4 milliards de dollars en trois ans, dont une part liée aux cyberattaques de Pyongyang
La Chine, partenaire clé du Cambodge, a annoncé à plusieurs reprises sa volonté de coopérer dans la lutte contre les cybercriminels. Mais dans les faits, peu d’opérations d’envergure ont été menées contre les groupes en question. Certains analystes estiment même que la Chine ferme les yeux sur certaines activités tant qu’elles ne menacent pas directement ses intérêts internes. Cette ambiguïté complique la tâche des États-Unis, dont les sanctions reposent largement sur la capacité des pays tiers à faire respecter les mesures prises.
La perte de la licence bancaire de Huione Pay plus tôt cette année, rapportée par plusieurs médias asiatiques, pourrait toutefois signaler un changement de cap. Le Cambodge, soucieux de redorer son image auprès des investisseurs internationaux, pourrait être tenté de coopérer plus activement avec Washington. Mais rien ne garantit pour l’instant une collaboration sincère et durable.
L’avis du FinCEN reste, à ce stade, une proposition réglementaire. Il est ouvert à consultation publique pendant 30 jours, délai au cours duquel les parties intéressées peuvent soumettre leurs remarques. Ce processus, bien qu’encadré, permet souvent aux entités visées de tenter de retarder, voire d’atténuer, l’impact des sanctions. Néanmoins, une fois la mesure adoptée, ses conséquences sont immédiates : gel des actifs en dollars, impossibilité d’utiliser des banques américaines comme intermédiaires et, surtout, isolement financier international progressif, tant les institutions étrangères craignent d’entrer en conflit avec la législation américaine.
Les sanctions proposées pourraient couper Huione de tout accès au système bancaire en dollars
Cette affaire met en lumière un phénomène plus large : la mutation rapide de la cybercriminalité, portée par des technologies de plus en plus accessibles et des complicités étatiques plus ou moins tacites. En Asie du Sud-Est, de véritables zones grises ont émergé, où les frontières entre activités licites et illicites s’effacent. Dans ces territoires, les conglomérats comme Huione prospèrent en exploitant à la fois les opportunités du numérique et les failles des systèmes judiciaires.
Les États-Unis espèrent qu’en frappant ces nœuds stratégiques du blanchiment d’argent, ils parviendront à tarir une partie du financement des activités criminelles. Mais sans coopération internationale renforcée et sans une réponse réglementaire à la hauteur des défis technologiques, ces efforts risquent de rester partiels.
Alors que le monde s’enfonce dans une ère de plus en plus numérisée, où les frontières physiques n’entravent plus les flux d’argent ni les cyberattaques, une question demeure : comment les États peuvent-ils réellement contenir une menace aussi fluide et globalisée que celle de la cyberfraude ?
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